voir {name}

retour

«Le monde de vie masculin semble s’être imposé; or, il se réfère au travail rémunéré.»

Édition n° 87
Jui.. 2011
La santé au masculin

Entretien avec Marie-Louise Ernst et René Setz. Qu’est-ce qui préoccupe les hommes, comment vont-ils, quelles sont les plus grandes différences avec les femmes? L’experte en questions de genre dans le domaine des addictions et le pionnier de la santé des hommes répondent.

spectra: Pourquoi accorder une attention particulière à la santé des hommes? Ne suffit-il donc pas de parler de santé humaine?

Marie-Louise Ernst: Précisons d’emblée que cela fait longtemps que l’on parle de la santé des hommes, de manière plus ou moins explicite. Par exemple, la recherche sur les maladies cardio-vasculaires oubliait les femmes, au début, pour se consacrer exclusivement aux hommes. C’est pour cette raison que bien des résultats de la recherche sanitaire reposent sur des études purement masculines. Arrivées plus tard, les femmes se sont opposées à cette conception, ce qui a marqué le début de la recherche sur la santé des femmes. Actuellement, nous en sommes à la troisième étape. On s’est aperçu que les études masculines conduites dans les années 60, 70 et 80 n’avaient pas intégré la situation sociale ou que les résultats des études étaient en lien avec les stéréotypes masculins dominants.  
René Setz: Pour moi, l’attention portée à la santé des hommes traduit une optique très particulière qui n’intègre pas seulement l’aspect médical mais aussi la situation de vie sociale des hommes comme c’est le cas depuis assez longtemps dans la recherche sur les femmes. A mon sens, c’est une question de «doing gender», de la manière dont ces deux sexes se déterminent réciproquement et comment ils interfèrent. Nous ne voulons pas de guerre des tranchées. La situation de vie des hommes et des femmes doit être un thème dans le contexte de l’égalité des chances.  

Dans une chanson, Herbert Grönemeyer parle de la vulnérabilité des hommes. Est-ce vraiment le cas? Comment le sexe «fort» va-t-il aujourd’hui, physiquement et psychiquement?

R. Setz: Si l’on écrivait aujourd’hui une chanson sur les hommes, il faudrait parler de «serrer les dents» et dire que «le travail fait l’homme». En effet, l’homme se réalise dans le travail. 62% des hommes interrogés dans le cadre de l’étude Männer in Bewegung ont confirmé cette assertion. Il y a dix ans, ils n’étaient que 42% à le penser. La même étude montre aussi qu’un nombre croissant d’hommes vont travailler même lorsqu’ils sont malades. C’est pourquoi les conditions de travail sont un volet essentiel de la santé des hommes, dont il faut absolument parler et qu’il faut éventuellement modifier.  
M.-L. Ernst: Permettez-mois de préciser ici la différence qu’il y a lieu de faire entre «sexe» et «genre». Le terme «sexe» se réfère aux différences biologiques entre les hommes et les femmes. A l’opposé, le concept de «genre» comprend les aspects psychologiques, sociaux et culturels. Au niveau biologique, les hommes semblent être le sexe le plus vulnérable. Par exemple, la mortalité infantile est plus élevée chez les garçons que chez les filles et l’espérance de vie des hommes est inférieure à celle des femmes. Mais dans l’optique du «genre», les hommes sont considérés comme le sexe fort.  
R. Setz: Je suis d’accord. Les faits sont là pour le prouver. Les hommes perdent deux fois plus d’années de vie potentielles que les femmes ce qui, soit dit en passant, suscite des réactions intéressantes de la part de nombreux hommes. Bon nombre d’entre eux affirment de manière lapidaire pouvoir facilement renoncer à ces quelques dernières années, compte tenu du fait que ce n’est, de toute manière, pas l’étape de vie la plus réjouissante. Par ailleurs, la perception de la santé est une affaire très subjective! Le rapport sur la santé des hommes publié par la ville de Vienne en est un bel exemple et offre, pour les spécialistes, un grand potentiel pour la prévention. On a vu tout à coup surgir toute une série de programmes de prévention: moins fumer, moins boire, moins de beaucoup de choses. Interrogés sur leurs besoins, les hommes ont répondu souhaiter du soutien au niveau du changement des conditions de travail. Ce type de réponse effraie toujours les spécialistes, car il est très difficile de changer le monde du travail. Il est en revanche beaucoup plus aisé de s’engager en faveur d’une meilleure alimentation ou d’une plus grande activité physique. Les symptômes sont plus abordables que le fond, l’environnement de vie et de travail.

Où le bât blesse-t-il chez les hommes? Et chez les femmes?

R. Setz: Dans le rapport allemand «Männer in Bewegung», 34% des hommes interrogés ont cité la santé comme leur plus grande inquiétude. On ne veut pas tomber malade. La deuxième crainte est, avec 25%, de perdre la maîtrise du quotidien. Un très grand nombre d’hommes avec qui je travaille se sentent acculés et ne savent plus comment gérer tout ce qu‘ils doivent faire. Chez les femmes, la question de la santé est également, avec 54%, la principale préoccupation, suivie de la crainte de perdre son autonomie, avec 34%.  
M.-L. Ernst: D’une manière générale, les femmes sont plus fortement axées sur les relations, et les hommes sur le travail. Pour eux, le travail est vraiment fondateur d’identité. Une grande part de leur moi repose sur le travail. La disparition de ce pivot s’accompagne très souvent et très vite de l’apparition de problèmes d’addiction. Nous le voyons bien chez les chômeurs. Le stress généré par la crainte de ne pas réussir dans le travail est actuellement encore plus important chez les hommes que chez les femmes. Les femmes se sentent davantage angoissées par des relations difficiles, que ce soit avec les enfants, le compagnon ou les collègues de travail.  
R. Setz: Les femmes sont traditionnellement les gardiennes du travail relationnel, indépendamment de la modernité du couple et du fait que la femme travaille également. La question est de savoir où les hommes trouvent du sens. La réponse est qu’ils le trouvent le mieux dans le travail rémunéré. Je suis affligé de constater le retour d’un héritage du passé chez de nombreux hommes. Les mouvements sociaux et les initiatives les plus diverses ont déclenché parfois de véritables métamorphoses chez les femmes. Du côté des hommes, c’est un peu le calme plat. L’importance de l’activité lucrative en tant qu’élément central fondateur de sens a même encore augmenté. Il faut donc prendre un peu de distance et se demander pourquoi les choses en sont arrivées là. Quelles stratégies ont échoué, où avons-nous commis des erreurs? Il faut entamer le débat, avec les femmes aussi.  

Y a-t-il des solutions, et si oui, lesquelles?

R. Setz: Il existe en Allemagne des initiatives beaucoup plus puissantes, à l’instar du programme «Neue Wege für Jungs». La Suisse aussi dispose de programmes de ce type, mais c’est un marché de niche. En Allemagne, ces stratégies sont réalisées par les services de l’État, ce qui envoie un signal plus fort et efficace que lorsque l’initiative revient à deux ou trois groupes d’hommes isolés. On trouve aussi, en Allemagne, un site Internet entièrement alimenté par des informations sur la santé des hommes. «Soziale Jungs und Männer» est un autre projet que je trouve vraiment intéressant. Cessons les jérémiades sur les réticences des hommes à s’engager dans le travail domestique ou le bénévolat, et mettons en place un bureau de services, lançons des projets et élaborons des bases solides.  

Et pour vous Madame Ernst, y-a-t-il des solutions?

M.-L. Ernst: Certainement. Au niveau structurel d’abord, la volonté d’un office fédéral de changer les choses et soutenir, par exemple, un travail sexospécifique, confère à une idée un tout autre poids qu’une initiative privée. Même si, bien sûr, ce genre d’action est important, comme celle mise en place par le bureau UND qui se consacre à l’équilibre entre famille et emploi pour les hommes et les femmes. C’est là que l’on comprend que nous en sommes encore très éloignés. Un jour, un supérieur a dit à mon gendre être fier de n’avoir jamais changé une seule couche. Il voulait, par là, mettre sous pression mon gendre qui voulait consacrer davantage de temps à son enfant et souhaitait une réduction du temps de travail. Ce genre d’attitude face à la vie familiale est, bien entendu, rétrograde et plombe encore, si c’était nécessaire, un climat déjà affligeant dans le domaine de la conciliation famille-emploi. La garde des enfants, les possibilités intéressantes de carrière malgré un travail à temps partiel, le job sharing et les modèles de temps de travail modernes qui permettent de trouver l’équilibre entre famille et travail font également partie de la question. Reste désormais… à changer les mentalités dans la société.   
R. Setz: La santé des hommes devient assez vite un thème politiquement sensible parce qu’il touche souvent aux conditions de travail. Mais quelle organisation, quel parti s’engage véritablement pour changer les conditions de travail? Je comprends très bien la réticence des hommes face aux programmes de prévention et de promotion de la santé qui visent souvent le niveau comportemental personnel et évitent largement des thèmes aussi importants que les conditions de travail. Les hommes se sentent alors souvent désemparés. C’est là que nous, spécialistes, sommes appelés à trouver des moyens pour porter la question du travail et des conditions de travail sur la place publique et pour proposer des alternatives.

A votre avis, quels problèmes de santé sexospécifiques – exception faite des maladies très clairement imputables au caractère biologique – sont actuellement au centre des préoccupations?

M.-L. Ernst: D’abord, force est de constater que les hommes et les femmes se comportent de manière très différente face à la santé. Les hommes ont un comportement de risque marqué. Entre 18 ans et 50 ans environ, ils ont une vie extrêmement risquée. Vitesse au volant, alcool, drogues, violence et sports extrêmes sont des mots-clés qui collent à la réalité de cette période de leur vie. A l’opposé, les femmes ont une vie nettement moins risquée. Ces différences se retrouvent dans d’autres domaines, par exemple dans le comportement d’évitement chez les jeunes. Les réactions des filles sont plutôt du type dépressif, intériorisé. Les garçons extériorisent davantage, ce qui se répercute aussi dans les statistiques de criminalité. Le lien entre violence et santé est un autre thème important. Le rapport d’approfondissement Genre et santé montre que les hommes sont plutôt touchés par des actes de violence extra-domestiques tandis que les femmes souffrent nettement plus souvent dans l’environnement social proche. C’est pourquoi les stratégies de réduction de ces problèmes méritent d’être différenciées.
R. Setz: Culturellement parlant, on peut dire que les femmes sont davantage dans les petits réseaux de relations et les hommes dans les grands. Ils veulent sortir, dépasser les limites. Les femmes font plus attention, ressentent moins le besoin de s’évader et acceptent plus facilement qu’il puisse exister des endroits encore inexplorés.
Dans mon travail, je constate qu’un grand nombre d’hommes ont beaucoup de difficultés à regarder vers leur intérieur. L’importance qu’ils accordent au regard extérieur est frappante. Ils se voient au travers des yeux du chef et lorsque ce dernier acquiesce, ils se sentent bien. Ou alors, ils se regardent au travers des yeux de leur compagne. Lorsqu’elle acquiesce, la mission est réussie. Je participe actuellement à un projet pour les hommes de plus de 60 ans ; pour eux aussi, l’importance du regard de leur compagne est extraordinaire, voire confine à la dépendance.  

Comment les hommes, jeunes et moins jeunes, évaluent-ils leur santé? Et les femmes?

R. Setz: Pasqualina Perrig-Chiello, spécialiste en psychologie génétique, a mené une étude très intéressante sur la satisfaction des hommes et des femmes au cours de leur vie. Le milieu de la vie marque le creux de la vague en termes de satisfaction ce qui est compréhensible, en particulier pour les femmes. A ce moment de leur vie, elles se trouvent en effet souvent dans le champ de tension entre des adolescents en pleine puberté et des parents qui ont besoin de soins. Chez les hommes, la crise due à la forte orientation sur le travail survient souvent aussi vers les 50 ans. A cet âge, on a l’impression de ne plus guère pouvoir progresser au niveau professionnel alors qu’il reste encore 15 ans avant la retraite. C’est l’époque des bilans: prise de conscience de la vie que l’on a vécue et de celle que l’on n’a pas vécue, prise de conscience de sa propre mortalité. A tout cela vient s’ajouter la pression des jeunes, et de toutes les évolutions techniques. Autant de défis pour de nombreux hommes qui se demandent s’ils sont capables de tenir le coup jusqu’à la retraite. De leur côté, les femmes sont moins orientées sur le travail et ont davantage l’expérience des changements. Elles sont entrées dans le monde du travail, en sont sorties à cause des enfants, et y sont peut-être revenues plus tard.  
M.-L. Ernst: Dans le rapport Genre et santé, on trouve de nombreuses informations sur cette question. Selon ce rapport et l’Enquête suisse sur la santé, les femmes se sentent en moins bonne santé que les hommes.  

Pourtant, de facto, les femmes sont en meilleure santé que les hommes

M.-L. Ernst: Oui, mais «être malade», comme «être victime», sont des notions compatibles uniquement avec un stéréotype féminin, et non masculin. La recherche sur les enfants et les adolescent-e-s nous enseigne que les filles sont nettement moins satisfaites de leur propre corps que les garçons. Les problèmes de santé des femmes entrent souvent dans le même cadre. Elles obéissent à un idéal de beauté et se soumettent très fortement au regard de l’extérieur, surtout celui des hommes. Elles s’évaluent en fonction de cet idéal. Cette lutte sans merci avec son corps s’exprime dans des tableaux cliniques typiquement féminins comme les troubles du comportement alimentaire, massivement plus fréquents chez les femmes que chez les hommes. Ces pathologies ont tendance toutefois à disparaître avec l’âge. Mais les idéaux de beauté résistent jusqu’à un âge avancé. Il suffit de penser à Jane Fonda, liftée et re-liftée, mais présentée de manière à faire croire à l’éternelle jeunesse – pour peu que l’on pratique suffisamment de yoga ou de pilates.
R. Setz: Exactement. C’est le «tout sauf l’âge». Tout le monde veut vieillir sans être vieux. Mais il y a autre chose encore: je regrette que notre société n’ait réservé qu’une portion congrue au style de vie des femmes. C’est manifestement le style de vie masculin qui s’est imposé et celui-ci s’oriente, comme dit, sur le travail rémunéré. Il est vrai que l’on observe une certaine ouverture à l’heure actuelle à condition, toutefois, que les femmes remplissent les prémisses et, avant tout, celles de la présence temporelle.  

Il y a dix ans, on a assisté aux tentatives d’un certain monde masculin à s’ouvrir aussi au travail familial et domestique. Il n’en reste pas traces aujourd’hui, et rares sont les hommes qui se déclarent fièrement hommes au foyer.

R. Setz: Oui, c’est assez exotique. Il s’agit pour une grande part d’une question de valorisation. Pour les hommes, les tâches domestiques ont peu de valeur et sont peu attrayantes. Pour moi, la meilleure solution n’est pas non plus «l’un ou l’autre», mais plutôt «et pourquoi pas les deux». Les femmes et les hommes devraient être présents à égalité dans les tâches domestiques.

Vous avez souhaité que la Confédération s’engage très explicitement sur la question de la santé des hommes. Dans quels domaines souhaitez-vous un tel engagement?

R. Setz: Je rêve d’un projet comme «Neue Wege für Jungs» en Allemagne que j’élargirais simplement en «Neue Wege für Jungs und Männer». Je suis abasourdi de voir à quel point les idées peuvent rester figées. C’est pourquoi je souhaite un programme qui toucherait aussi les hommes adultes. Toutefois, s’il est exact qu’il faut insister auprès des jeunes et des hommes, je pense qu’il ne faut pas négliger non plus, en fonction du thème, la coopération avec des projets de femmes que ce soit au travers d’un bureau de services, de moyens financiers, etc. D’une manière générale, tous les domaines devraient s’ouvrir à l’autre sexe, quelle que soit leur orientation première.  

Quels sont vos souhaits et espoirs Madame Ernst?

M.-L. Ernst: En ce moment, la conscience du genre est très restreinte au niveau politique et économique. Le travail de dépendance sexospécifique et la question du Gender health sont en perte de vitesse et de plus en plus négligés par l’Etat. Cette évolution helvétique est contraire à celle que l’on observe à l’étranger. En Allemagne, le Gender mainstreaming est de plus en plus demandé dans des domaines auxquels nous n’aurions même pas pensé, comme celui de la création d’emploi. C’est dire si la situation en Suisse me déçoit. Bien sûr, les choses ont bougé au niveau des professionnel-le-s qui font preuve d’une certaine conscience du genre. Mais dans les sphères les plus élevées, on ne peut que déplorer l’absence d’adhésion officielle et de reconnaissance des différences entre les situations problématiques des femmes et des hommes.   
R. Setz: Des thèmes comme le genre et l’égalité des chances méritent davantage qu’un strapontin ou une mine condescendante. Si ces questions sont vraiment une aspiration, il faut leur donner de la force et y travailler durablement. Les questions de genre ne doivent pas se satisfaire d’un «nice to have», elles sont un must.

Nos interlocuteurs

Marie-Louise Ernst, Kaufdorf, psychologue FSP, lic. phil. I et management dans le domaine non gouvernemental. Responsable de cours, maître de conférences, consultante en organisation et experte en prévention et promotion de
la santé, elle est aussi auteure d’études et d‘évaluations en sciences sociales et déléguée de l’Office fédéral de la santé publique pour les questions genre dans le domaine de la prévention et des dépendances.  

René Setz, Berne, travailleur social dipl. HES et conseiller en promotion de la santé; il travaille comme consultant auprès du forum de la santé au masculin. Ses priorités sont le travail de base, le conseil dans des projets avec les jeunes et les hommes, et la formation sur la question Hommes et genre.

Nach oben